Spoilers...et c'est le 1000ème article du blog !
Récemment (il y à quelques semaines) j'ai abordé ici La Danza De La Realidad d'Alejandro Jodorowsky, qui était, à sa sortie en 2013, le premier film du réalisateur franco-chilien depuis 22 ans. Je précisais dans l'article que le film, autobiographique, avait été suivi, trois ans plus tard, d'un autre volet, intitulé Poesia Sin Fin (qui vient tout juste de sortir en DVD). Si j'avais su, à la base, que le deuxième film (le dernier de Jodorowsky à ce jour, et vu son grand âge, 89 ans il me semble, c'est probablement son dernier tout court, même si le bonhomme est encore vert) était la suite directe du premier, j'aurais attendu un petit peu plus pour aborder les deux films ensemble, sur le blog. Mais bon, c'est comme ça. Voici donc Poesia Sin Fin ("Poésie sans fin"), sorti en 2016, coproduction franco-chilienne tournée en espagnol (mis à part une petite scène étonnante, tournée en français, et une autre tournée en anglais), au Chili, longue de deux belles heures, et huitième film de Jodorowsky en à peu près 50 ans de carrière.
Les acteurs du film sont les mêmes que pour La Danza De La Realidad : Brontis Jodorowsky (un des fils, et le plus âgé, du réalisateur) dans le rôle de Jaime, père d'Alejandro ; Pamela Flores dans le rôle de la mère d'Alejandro (et qui continue de chanter ses répliques plutôt que de les réciter, comme dans le précédent opus), mais aussi dans un tout autre rôle ; Jeremias Herskovits dans celui d'Alejandro jeune, Adan Jodorowsky (autre fils du réalisateur, qui avait joué Fénix enfant dans Santa Sangre ; Fénix adulte, c'était Axel Jodorowsky, désormais connu sous son premier prénom, Cristobal) dans celui d'Alejandro jeune adulte ; Leandro Taub ; Felipe Rios, Carolyn Carlson et Julia Avendano. Comme pour le premier opus, Jodorowsky lui-même apparaît dans quelques petites scènes, en personnage fantôme, conscience adulte de son moi plus jeune et inexpérimenté, pour le conseiller ou le soutenir dans ses choix. Il apparait aussi au début du film. J'imagine à quel point ça a du être étrange, pour lui, de faire de duo de films dans lesquels il se met en scène ainsi que ses parents, confiant le rôle de son père à son fils, et son propre rôle à un autre de ses fils (dans Poesia Sin Fin) ! Je pense notamment au final de ce deuxième volet, qui est...mais laissons le suspense pour ceux qui n'ont pas encore vu le film !
L'action (terme un peu fort pour un film pareil ; disons : 'les faits') se déroule immédiatement là où se finissait La Danza De La Realidad : sur le quai du petit port de Tocopilla, Chili, avec la famille Jodorowsky (Jaime, Sara et Alejandro) s'apprêtant à prendre un bateau pour quitter le petit village et s'installer dans la capitale du pays, Santiago. On arrive quelques années plus tard. Alejandro est un peu plus âgé, et aide au magasin de lingerie de son père. Son père, Jaime, veut que son fils devienne médecin, et l'oblige à lire des livres de biologie. Alejandro, lui, ne rêve que de poésie, il dévore les oeuvres de Neruda, Garcia Lorca, Nicanor Parra, au grand dam de son père qui gueule au tout-venant que ces artistes sont tous des pédés, et qu'en lisant leurs oeuvres, Alejandro en deviendra un lui aussi. Rejetant ses origines juives et sa famille, Alejandro se barre de chez lui, et grâce à un cousin homo (qui tente de le séduire, mais Alejandro le repousse gentiment, et le cousin n'insistera pas), il fait la connaissance de toute une bande d'artistes bohèmes de tous genres (peintre, danseurs, pianiste, sculpteur...) qui vivent dans une maison, dans laquelle il va un temps vivre aussi (à partir de ce moment-là, Adan Jodorowsky reprend le rôle pris au tout début par Jeremias Herskovits).
En allant, un soir, dans un bar branché, il rencontre une jeune femme à la longue chevelure rouge, aux jambes peinturlurées, au comportement arrogant et violent, à la corpulence affichée et possédant un appétit certain pour la bière. Une vraie teigne qu'il va tenter de séduire, appréciant le personnage. Il s'agit de Stella Diaz Varin (Pamela Flores, qui joue aussi le rôle de Sara, la mère du réalisateur, tient ce rôle), poétesse chilienne à la réputation sulfureuse. Les deux personnages vont tellement apprendre à se plaire qu'ils vont vivre, un temps, ensemble, vivotant de ci de là, écrivant des poèmes, mais sans connaître de succès. Un jour, Alejandro aspire à un peu de solitude et demande à Stella de se séparer pendant 40 jours. Une fois ce délai passé, Stella a changé de vie, et les deux se séparent définitivement. Peu après, il fait la connaissance d'Enrique Lihn (Leandro Taub), un jeune poète un peu anar avec qui il va faire les 400 coups, poétiquement parlant, organisant de petits happenings dans les rues. Une stupide histoire d'amour va entraîner une brouille entre les deux hommes, et Alejandro, sur une rencontre inopinée, va incorporer, en tant que clown, un cirque itinérant...
Ayant raconté, dans les grandes largeurs, environ 75% du film, j'ai limite envie de raconter les 35% restants, mais je me retiens. Poesia Sin Fin est aussi grandiose que La Danza De La Realidad, et possède la même identité visuelle, un peu accentuée parfois (au début du film, on voit littéralement les faux décors, en noir & blanc, des rues de Santiago, se faire installer par l'équipe technique sur les facades actuelles de la rue, qui a bien changé depuis tout ce temps ; et de temps en temps, on voit des silhouettes entièrement vêtues de noir, dans la pénombre, chargées de donner ou de récupérer des accessoires de la main des acteurs), ce mélange détonnant, étonnant et si jodorowskyien entre réalité et irréalité. Autobiographie fantasmée et exagérée (comme le Amarcord de Fellini, auquel il est permis de penser parfois), mais évidemment basée sur la réalité, ce duo de films est une pure splendeur, et le deuxième volet de ce duo, ce Poesia Sin Fin, est assurément le film le plus drôle de l'ensemble de la carrière, pas centrée sur la comédie, du réalisateur. Parfois burlesque (l'homosexuel qui porte toujours son chihuahua dans sa main et qui, quand il se suicide par pendaison au lampadaire, n'en lâche pas son chien pour autant, qui se retrouve coincé, gémissant, à plusieurs mètres de haut, perché dans la main de son cadavre de maître), parfois rempli d'humour noir ou poétique, le film sait aussi, évidemment, être émouvant ou triste, et contient quelques scènes assez osées, comme La Danza De La Realidad. Malgré celà, ce film et le précédent sont indiqués 'tous publics' au dos de leurs éditions DVD, une belle aberration.
Tous les acteurs, et surtout Adan et Brontis Jodorowsky, sont absolument immenses. La réalisation est sobre, l'amosphère générale est à la fois burlesque, tragique, violente et complètement dingue (Jodorowsky a toujours eu un bon gros grain de folie, un personnage larger than life, complètement allumé, et c'est pour ça qu'on l'aime), on regarde ce film (et le précédent, qui était cependant plus centré sur le personnage du père ; là, c'est le fils) comme on lirait une passionnante autobiographie, même en sachant que tout ce qui est montré n'est pas à 100% en raccord avec la réalité, c'est de la réalité augmentée et fantasmée, jodorowskyée en quelque sorte. Le sens du visuel, à la fois poétique et parfois choquant (aah, cette scène de La Danza De La Realidad, où Pamela Flores pisse, en gros plan et vraisemblablement sans trucages, sur Brontis Jodorowsky pour le guérir d'une maladie...et y parvenant !), tellement à part, du réalisateur, fait encore merveille. Bien qu'étant un film dans l'ensemble très sage (mais son plus sage restera à jamais Tusk, en 1978, film aujourd'hui quasiment oublié et perdu), Jodorowsky y a mis tout ce qui fait sa force : amour des gens différents (personnes de petite taille et éclopés divers parsèment ses films), sens inné de la poésie (le moteur du film), sens tout aussi inné de la provocation, anarchisme gentil mais bien présent, obsessions pour le sexe et la découverte du moi intérieur, et envie de toujours en faire plus, d'aller plus loin... C'est peut-être le point final de la carrière cinématographique du réalisateur de La Montagne Sacrée (qui reste mon préféré de lui, et mon préféré tout court). Si c'est le cas, c'est un point final d'une stupéfiante beauté et d'une force inégalée ! Felicitaciones, señor Jodorowsky !