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Spoilers !

Disparu en 2012, Claude Miller faisait des films qui ne ressemblaient qu'aux siens. Des oeuvres comme La Classe De Neige, La Meilleure Façon De Marcher ou La Petite Lili (tous ces films ne sont pas du même niveau) ont une atmosphère bien à elles, et ces films auraient très certainement été très différents s'ils avaient été réalisés par un autre. De tous les films de Miller, deux, selon moi, sont à placer tout en haut, avant les autres : Garde A Vue en 1981, un film remarquable avec un trio d'acteurs qui ne le sont pas moins (Lino Ventura/Michel Serrault/Guy Marchand), un scénario génial et des dialogues géniaux d'Audiard, une atmosphère prenante de par le sujet du film (un interrogatoire de police, dans un bureau, un soir de réveillon de la Saint-Sylvestre, l'interrogé étant suspecté d'être un tueur pédophile), et une durée rikiki (85 minutes douche comprise) qui resserre totalement les boulons de l'intrigue et va droit à l'essentiel. Ce n'est pas pour rien qu'Hollywood se soit intéressé au film au point de le remaker (Suspicion avec Morgan Freeman, Gene Hackman et Monica Bellucci, aussi raté que le film de Miller est grandiose).

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Un autre film de Miller, son film suivant d'ailleurs, est encore plus réussi, mais dans un tout autre registre : Mortelle Randonnée. Ce film, également scénarisé et dialoguisé par Audiard (en collaboration avec son fils Jacques), est sorti en 1983. On y retrouve deux acteurs de Garde A Vue : Michel Serrault dans le rôle principal, et Guy Marchand dans un rôle secondaire. L'autre rôle principal du film est tenu par Isabelle Adjani, et la distribution est complètée par Geneviève Page, Stéphane Audran (totalement enlaidie dans le film), Sami Frey, Dominique Frot, Macha Méril, Jean-Claude Brialy, Patrick Bouchitey, Isabelle Ho et Michel Such. Le film est une adaptation d'un roman de la "Série-Noire", du même nom que le film, et écrit par Marc Behm. La bande originale a été signée par un grand nom du jazz : Carla Bley (on a aussi des extraits de musiques de Schubert, thèmes originaux ou repris par Bley). 

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D'une quasi-totale noirceur, le film, à sa sortie, connaîtra un retentissant échec commercial, mais deviendra culte par la suite. C'est, de tous les films scénarisés par Audiard, le plus sombre, quasiment désespéré. Audiard a perdu un de ses enfants (François) en 1975, et sera par la suite, ça se comprend, moins enclin à la rigolarderie (difficile de se dire que c'est le même Audiard qui a aussi signé les dialogues des Tontons Flingueurs !). Serrault, de son côté, a aussi vécu un drame similaire, perdant un de ses enfants (sa fille Nathalie en 1977). Et le personnage qu'il interprète a une fille qu'il ne connaît que de nom et grâce à une vieille photo. On ne peut pas dire qu'Audiard et Miller aient pensé à Serrault pour le rôle parce qu'un drame similaire liait le scénariste  et l'acteur, mais c'est une coïncidence troublante. Rien à dire au sujet d'Adjani de ce point de vue-là, en revanche, et c'est tant mieux pour elle.

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Le film possède une ambiance tellement incroyable, irréelle et poisseuse, qu'il en est limite un film fantastique. C'est en tout cas un film étrange, volontairement abstrait, et celles et ceux qui le verront pour la première fois risqueront fort d'être destabilisés, voire même de ne pas aimer du tout ce qu'ils regarderont. L'histoire est simple au départ, mais devient compliquée (c'est d'ailleurs ce que reproche l'employeur de Serrault au début du film : ses enquêtes, simples au premier abord, se finissent toujours dans la complexité). Louis Beauvoir, alias L'Oeil (Serrault), est un détective travaillant dans l'agence de Mme Schmitt-Boulanger (Geneviève Page), qui le considère franchement comme un raté. Assez las, usé, déprimé, L'Oeil est séparé de sa femme Madeleine (Macha Méril, qu'on ne voit qu'à la fin) avec qui il a eu une fille, qu'il ne connaît plus que par une photo de classe vieille de 20 ans. Il se voit confier une enquête, celle de retrouver un jeune héritier. En suivant sa trace, il croise la route d'une jeune femme (Isabelle Adjani) du nom de Lucie Brentano, qui se trouve être la petite amie du jeune héritier, Paul Hugo. Celle-ci s'en va le lendemain d'une nuit d'amour avec le jeune homme, après l'avoir tué et jeté son cadavre dans un lac environnant (L'Oeil voit Lucie jeter le cadavre et s'infiltre discrètement dans l'appartement, découvrant des traces de sang.

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Plutôt que de dénoncer celle qu'il sait être la meurtrière, L'Oeil va la suivre à la trace, de Bruxelles à Bobigny en passant par Monte-Carlo, Baden-Baden et Rome. A chaque arrêt, un nouveau crime, similaire, un jeune homme, fortuné, qu'elle assassine après avoir un peu profité de lui, et  chaque fois, sous une nouvelle identité : Eve Granger, Dorothé Ortis, Ariane Chevalier... L'Oeil finit par trouver sa vraie identité, Catherine Leiris, une jeune femme originaire de Bobigny, ayant eu une enfance des plus miséreuses et chaotiques. Se sentant, sans vraiment comprendre pourquoi, en phase avec elle, L'Oeil va la suivre sans la dénoncer, allant même jusqu'à tuer pour elle et jusqu'à empêcher une arrestation de la police ou une intervention d'un couple de privés louches (Guy Marchand et Stéphane Audran) qui sont aussi sur la trace de la meurtrière...

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Comme je l'ai dit, Mortelle Randonnée (c'est ainsi que L'Oeil qualifie la "traque" qu'il effectue et le parcours meurtrier de Catherine) est un film vraiment étrange. D'autant plus étrange qu'on a du mal non seulement à comprendre les faits et gestes de Catherine (une scène la montre, sur une plage, hurler à la mort, comme si elle n'en pouvait plus ; mais au début, on a vraiment l'impression d'avoir affaire à une veuve noire, une femme fatale comme dans les films noirs des années 40), mais aussi et surtout ceux de L'Oeil, qui selon toute logique devrait soit tenter d'arrêter cette tueuse lui-même, soit en tout cas la balancer à la police ; alors qu'en fait, il la protège, de plus en plus, comme s'il avait, en elle, retrouvé une fille (autant le dire tout de suite : non, ce n'est pas sa fille ; si vous suivez bien le film et prenez attention aux détails, vous le comprendrez vous-mêmes assez rapidement, grâce à une non-concordance de dates). Adjani, très hitchcockienne, est excellente, même si son côté moue méprisante qu'elle affiche de film en film (et même dans ses interviews et - rares - passages TV) est des plus irritants parfois. Serrault est juste ahurissant dans un de ses plus grands rôles sérieux (aux côtés des Fantômes Du Chapelier de Chabrol, 1982 et de Garde A Vue de Miller), il est à la fois hilarant, bouleversant et intriguant dans un rôle de privé déphasé parlant tout seul (ce qui lui occasionne souvent des quiproquos) et se comportant en-dehors de toute logique.

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Mortelle Randonnée est un chef d'oeuvre total, voilà, le mot est dit. On notera que l'édition DVD du film propose un léger remontage avec une modification ou suppression de noms et de quelqus scènes, un rework du film, désormais différent de sa version sortie en salles en 1983 et qui, auparavant, passait à la TV. J'ignore le pourquoi de ces changements que je n'ai, personnellement, pas identifiés, n'ayant vu le film qu'en DVD (il est passé récemment à la TV sur Paris Première, mais je ne l'ai pas regardé ce soir-là). Apparemment, le remontage fait par Miller (qui estimait que le film comprenait des incohérences qu'il n'avait jamais supportées) brisait une partie de ce qui faisait une sorte de faux lien père/fille entre L'Oeil et Catherine. Faudrait que je cherche à voir cette autre version, longue de 95 minutes (le montage cinéma 1983, présent sur le DVD, dure presque 2 heures). On notera autre chose, qui ne surprendra personne : ce film a été remaké à Hollywood en 1999 par Stephan Elliott, le film s'appelle Voyeur, il est interprété par Ewan McGregor, Ashley Judd et Geneviève Bujold, et est en fait une autre adaptation du roman de Behm. Mais comme ce roman avait déjà été adapté 16 ans plus tôt, on peut aussi parler de remake, non ? Je n'ai pas vu ce remake, mais en même temps, je n'ai pas envie de le voir. Parvenir à surpasser un tel chef d'oeuvre ne me semble pas possible !