Ma première rencontre avec le cinéma de Federico Fellini fut environ à l'âge de 11 ans, par le visionnage d'une scène de La Dolce Vita, à la TV (une scène sans intérêt majeur dans le film, pas une de ses scènes les plus iconiques comme celle de la fontaine de Trevi), alors que mes parents zappaient, un soir, pour voir ce qu'il y avait de regardable (n'étant pas des fans de ce genre de films, on n'a pas regardé La Dolce Vita, ce soir-là ! En même temps, à 11 ans, inutile de dire que ça m'aurait royalement emmerdé, ce film...). Deux-trois ans plus tard environ (désolé, mais je ne tenais pas un compte précis de mes premières fois cinéphiliques !), à l'occasion d'une diffusion TV (fatalement, ce fut sur Arte) de Fellini Satyricon, j'ai décidé de le regarder. Plus précisément, de l'enregistrer pour le voir ultérieurement. Ce fut un choc, même si je n'ai pas tout percuté, une partie du film m'étant passé par-dessus la calebasse. Une semaine plus tard, la même chaîne repassait un autre film de Fellini, ce film-là, Fellini Roma donc, et ce fut encore plus un choc, même si j'ai encore moins compris ! Il faut dire que ce film est à part, en celà qu'il n'y à pas vraiment de scénario, d'histoire ; c'est une succession de saynètes plus ou moins vaguement liées entre elles. Aucun acteur connu (bon, OK, l'actrice Anna Magnani apparaît dans les dernières minutes du film, ainsi que le scénariste américain Gore Vidal, dans leurs propres rôles, et on a Franco Citti qui fait une courte apparition dans la scène de la trattoria, de même que Fellini lui-même apparaît à quelques moments du film), le seul étant crédité s'appelle Peter Gonzales, et pardon, mais c'est qui ?
Sorti en 1972, long de 110 minutes, ce film assez décousu est une sorte de documentaire sans en être vraiment un. C'est, en fait, un long poème filmique dédié à l'actrice principale du film : la ville aux sept collines, Rome. Fellini, ça se sent, adore cette ville qui, pourtant, n'est pas sa ville natale, il est en effet de Rimini, dans la province d'Emilie-Romagne. Mais Rome, ville du cinéma italien (les studios de Cinecitta s'y trouvent), ville d'histoire (Colisée et autres ruines antiques, nombreuses églises, Panthéon) et de religion (le Vatican, enclave bien à part, s'y trouve), Rome a une place importante dans son coeur, et ce film en est la preuve ultime. Fellini Roma (deuxième fois que Fellini utilise son nom dans un titre de film après Fellini Satyricon et avant Le Casanova De Fellini) tend à célébrer la ville de Rome et ses habitants, les Romains, mais le film est aussi et surtout un gigantesque fantasme. La ville telle qu'elle est montrée n'existe pas, ou plus. Certaines séquences, comme celle du cabaret pendant la seconde guerre mondiale (une alerte au bombardement mettant brutalement fin au spectacle plus quelques allusions permettent de dater l'époque), aux numéros parfois parasités par des spectateurs inconvenants (jeunes cons désoeuvrés et avinés faisant des bruits de bouche, des allusions du style c'est de la merde, etc, et se faisant rabrouer à la fois par d'autres spectateurs et par les artistes), ou celle de la trattoria, bien bordélique comme il faut (tout le monde parle - je veux dire : gueule - en même temps, les serveurs, trois fois sur deux, se gourent de plat à apporter aux clients, et certaines tables sont dangereusement près des rails du tramway), tendraient à prouver que les Romains, et les Italiens en général, sont exubérants, limite énervants, parfois même insupportables : le mec (joué par Franco Citti) qui, tout du long du repas, gueule à sa petite amie, restée dans l'appartement de l'immeuble en face : allez, descends ! Mais descends ! Allez, viens te joindre à nous ! Oh ! Descends ! etc, est assez relou, mais placé au milieu de cette faune de clients qui, tous ou presque, se comportent d'une manière similaire, il ne dépareille pas le tableau.
Oui, les Italiens ont cette manie de parler avec les mains, de parler fort, d'en rajouter, cette réputation de hâbleurs, vantards, séducteurs, et Fellini joue avec cette réputation, ces clichés. La courte scène du repas familial dans les années 30, au début du film (les 10 premières minutes se passent essentiellement dans une école pendant l'ère fasciste, mais avant la guerre, et dans une famille à la même époque, qui assiste notamment, émerveillée, à la projection d'un film dans un cinéma bondé), est un bon exemple, avec le père qui en rajoute des quintaux dans le registre du mais qu'est-ce que j'ai fait au Bon Dieu, bordel à cul ?, allant même jusqu'à retirer la soupière de la table de repas tellement il en peut plus. Et tout ça parce qu'à la radio, un discours du Pape est diffusé, et tout le monde veut l'entendre sauf lui. Ce genre de scène réapparaîtra dans Amarcord (1973), chef d'oeuvre absolu de Fellini et son film suivant, vraie autobiographie romancée du réalisateur. L'essentiel du film se passent pendant et juste après la guerre, alors que l'Italie se reconstruit (moralement, notamment). Peter Gonzales y joue un jeune journaliste sans nom, qui pourrait être Fellini lui-même, et qui débarque à Rome, s'installant dans une famille bien romaine, où plusieurs générations se cotoient, et où trône, impériale et hiératique sur son lit, la mamma au physique de mammouth suralimenté. On y trouve aussi le fils à mamma chômeur ne sachant probablement rien faire de ses dix doigts, la grand-mère rachitique et tellement vieille qu'elle semble avoir assisté à l'assassinat de Jules César et le petit dernier qui ne cesse de gueuler que ça y est, il a fait, on pourrait venir l'essuyer merci bien. Bref, un bordel. Et à propos de bordel, le jeune homme s'y rend, à un moment donné, avec un ami rigolard et barbu, et on assiste à un défilé de putes devant les futurs clients. Une autre scène similaire, située pendant la guerre, et dans un autre bordel, est montrée.
D'autres séquences ne mettent pas en scène Peter Gonzales, car elles se passent à l'époque de la réalisation du film et sont, donc, purement documentaires. Par exemple, une longue (dans les dix minutes, peut-être un peu moins, mais au premier visionnage elle semble durée des mois) séquence située de nuit, sous une pluie battante, sur le périphérique romain. Un défilé de voitures, avec aussi les véhicules du tournage du film, la grue pour les travellings, Fellini qui dirige tout ça, etc. C'est le passage obligé pour arriver, par la route, à Rome apparemment, et Fellini voulant rendre hommage à sa ville chérie par tous les moyens, celui-là n'est pas moins bon qu'un autre, mais ce n'est pas la meilleure séquence du film. Elle est purement fellinienne en cela que tout est assez grandiloquent, mais tout ce qu'on voit, au final, c'est un embouteillage monumental sous un temps de merde. Autres séquences documentaires : le film se finit par un défilé nocturne de motards, qui s'en vont de la ville dans un boucan infernal. On a aussi des scènes de rue (on rencontre Gore Vidal en train de boire un coup avec des amis et qui s'extasie sur le fait que Rome est typiquement la ville idéale pour assister à la fin du monde, phrase qui sera quasiment reprise telle quelle sur la très belle affiche française du film), et notamment à une scène soit totalement réelle, soit fictionnelle : un des caméramen de Fellini s'approche, dans la foule, d'un de ses collègues pour lui dire que sa caméra portative lui a été volée ! Impossible de dire si c'est la réalité où si c'est une scène écrite.
Mais les deux meilleures scènes du film, en tout cas mes préférées, sont celle du défilé de mode écclésiastique et, avant ça, celle du métro romain. Dans celle du métro on voit deux membres de l'équipe de tournage partir, sur une draisine, avec un des superviseurs du creusement des galeries du métro romain. Scène tournée sur place, du moins je l'imagine, et qui a donc une valeur documentaire et historique. Mais cette séquence passionnante se poursuit et se finit dans la fiction : au détour du creusement d'une galerie, on découvre une ancienne maison antique, ensevelie depuis des siècles. Dans un état de conservation admirable, avec fresques sublimes, statues, etc. Les ouvriers, le superviseur et les deux membres du tournage du film assistent émerveillés à la découverte, qui tourne cependant court : l'irruption de l'oxygène fait s'effacer les fresques et défigure, en les polissant et les effritant, les statues et bustes. Ou quand la modernité tue littéralement l'Histoire... Cette scène est probablement celle qui m'avait le plus marqué à mon premier visionnage du film. L'autre, celle du défilé de mode écclésiastique (située vers la fin du film, tandis que celle du métro est environ à la moitié), qui se situe dans une magnifique salle d'un palais de la ville, est des plus étonnantes, étranges. Au fur et à mesure que la séquence avance, les parures de mode (mitres, soutanes, etc) sont de plus en plus recherchées, et à la fin, avec l'irruption (sur fond d'une enivrante et étrange musique de Nino Rota), en final, d'un char complètement psychédélique sur lequel trône, vêtu d'une tenue d'apparat illuminée, un sosie du Pape d'époque (Paul VI, je crois), on plonge dans le délire. Encore une autre séquence qui n'a eu de cesse de me marquer dès le premier visionnage.
Fellini Roma est un film que j'adore, c'est probablement, devant Amarcord, mon préféré de Fellini. Tout cinéphile qui se respecte se doit de le voir au moins une fois, voire deux, mais en revanche, je ne conseille pas aux gens qui ne connaissent pas encore les films de Fellini de le regarder en premier, il vaut mieux voir, d'abord, Amarcord par exemple. Assez décousu (volontairement : on passe du coq à l'âne ici, la plupart du temps), sans vrai scénario, le film est même difficile à classifier : comédie dramatique, documentaire ? Un peu des deux. Certaines séquences, comme la trattoria, la maison familiale ou le cabaret peuvent sembler énervantes et exagérées, les acteurs (beaucoup d'entre eux ne sont probablement pas professionnels) en rajoutent, et il est difficile, en regardant le film (surtout, mais c'est conseillé, en VOST), de ne pas se dire aah, ces Italiens... tellement ces séquences sont exubérantes. Certaines personnes, en regardant la scène de la trattoria, se diront sûrement ce sont des hystériques, et filmer une telle scène n'a pas beaucoup d'intérêt. Sauf quand on s'appelle Fellini. Et Fellini reste Fellini, autrement dit il fait du Fellini, du cinéma exubérant, exagéré, suramplifié, bref, italien version fellinienne.
Fellini Roma, avec ses séquences soit courtes (l'école, la bimbo qui danse sous un réverbère, la pute d'entre deux âges attendant le miché, les ombres chinoises des chiens errants dans la rue, la nuit quand tout le monde dort), Anna Magnani rentrant chez elle et prise sur le vif par Fellini) soit longues (le défilé, le métro, les bordels, la trattoria, le cabaret, le périphérique) est l'exemple même du cinéma fellinien. C'est assurément un de ses plus grands films. Et un des plus grands films du cinéma. Mais le premier visionnage, et même le deuxième, ne vous fera probablement pas vous en rendre compte. Cependant, c'est un film attachant, de plus en plus au fil des visionnages, car on en (re)découvre toujours un petit truc, un petit détail, à chaque fois, comme une gigantesque mosaïque qui ne se laisse pas admirer d'un coup, mais par bribes. Un monument.